L'Actu vue par Remaides : VIH : une épidémie invisibilisée, des vies invisibles ? 1/2
- Actualité
- 15.11.2024
© Actions Traitements
Par Fred Lebreton
VIH : une épidémie invisibilisée, des vies invisibles ? 1/2
Le 7 novembre dernier, Actions Traitements organisait son colloque annuel intitulé : « VIH : une épidémie invisibilisée, des vies invisibles ». L’occasion pour l’association de dresser un état des lieux des enjeux autour de la visibilité des personnes vivant avec le VIH. La rédaction de Remaides était présente et revient sur les moments forts de ce colloque, en deux articles. Première partie.
Combien de personnes vivent avec le VIH en France ?
Après les traditionnels mots de bienvenue de Franck Desbordes (président de l’association Actions Traitements) et du Dr Pascal Pugliese (infectiologue et président du Corevih PACA Est), la journée a commencé par une présentation de la Dre Sophie Grabar (Institut Pierre Louis d’Épidémiologie et de Santé publique et membre de la cohorte ANRS-CO4 FHDH). La cohorte ANRS-CO4 FHDH est une cohorte hospitalière française de personnes vivant avec le VIH dont les premières inclusions datent de 1989. Ses travaux permettent de décrire le profil des personnes vivant avec le VIH et recevant des soins hospitaliers en France.
Selon les données de la Caisse nationale d’Assurance maladie (Cnam), 166 300 personnes étaient suivies pour une infection à VIH en France en 2022, dont 35 % (57 900) étaient des femmes. L’âge médian des PVVIH en France était de 51 ans (avec 4 % âgées de plus de 75 ans) et une majorité (38 %) vivaient en Île-de-France. Selon les données des cohortes hospitalières ANRS-CO4 FHDH et ANRS-CO3 Aquivih, 112 401 PVVIH étaient suivies à l’hôpital, en France, en 2022. Parmi elles, 64 % d’hommes cis, 35 % de femmes cis et 1 % de personnes trans. Proportionnellement à la population générale, les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) étaient surreprésentés (37,4 %) ; les personnes hétérosexuelles représentaient 49,4 % et les personnes usagères de drogue injectable 5,8 %. Pour ce qui concerne le pays de naissance, 56,7 % étaient nées en France et 27,2 % étaient nées à l’étranger. Une information rassurante : En 2022, 97,1 % des PVVIH suivies à l’hôpital étaient sous traitement ARV ; 96,4 % d’entre elles avaient une charge virale indétectable.
En 2030, une PVVIH sur deux sera âgée de plus de 60 ans
La Dre Sophie Grabar a présenté une projection du nombre et du profil des PVVIH en France en 2030. Suivant les données de la cohorte ANRS-CO4 FHDH, en 2030, deux-tiers des personnes diagnostiquées avec le VIH en France seront âgées de plus de 50 ans, 50 % âgées de plus de 60 ans et 20 % âgées de plus de 70 ans. À cette même échéance, parmi celles qui sont âgées de plus de 70 ans, il est estimé que plus de 40 % auront été exposées aux ARV depuis plus de 30 ans, avec de longues périodes d’exposition aux premières générations d’antiprotéases connues pour leurs effets indésirables plus nocifs. Concernant, l’espérance de vie et comparativement à la population générale, le décalage d’espérance de vie entre les PVVIH et les personnes séronégatives était plus important chez femmes vivant avec le VIH que chez les hommes vivant avec le VIH. Cela peut s’expliquer par la différence des niveaux socio-économiques et l’accès aux soins entre les personnes nées à l’étranger et les personnes nées en France. Pour l’experte, il est crucial de préparer les systèmes de santé à répondre aux besoins de la population vieillissant avec le VIH. Par ailleurs, la Dre Sophie Grabar insiste sur l’importance du test and treat (dépistage précoce du VIH et mise sous traitement immédiate dès le diagnostic) ; elle rappelle qu’un accès tardif au traitement VIH reste associé à un risque accru de décès, même après quatre ans de suivi. Une prise en charge au stade sida équivaut à un risque de décès multiplié par dix-huit dans les six premiers mois. Il s’agit d’une perte de chance tant sur le plan individuel qu’au niveau collectif.
Cascade des trois 95 : L’épidémie de VIH n’est pas terminée
C’était un peu LE scoop de ce colloque, auquel personne ne s’attendait. À la fin de sa présentation, la Dre Sophie Grabar a présenté une mise à jour de la fameuse cascade des trois 95 de l’Onusida pour la France. La dernière version de cette cascade remontait à… 2018 ! La cascade des trois 95 de l'Onusida est un objectif mondial visant à éradiquer l'épidémie de VIH/sida en améliorant l'accès aux soins. Elle se décline en trois objectifs clés, chacun devant atteindre le taux de 95 % d'ici 2030 :
- 95 % des personnes vivant avec le VIH doivent connaître leur statut sérologique. L'objectif est d'augmenter les tests de dépistage pour que les personnes soient conscientes de leur statut ;
- 95 % des personnes dépistées positives doivent accéder à un traitement antirétroviral (ARV). Cela implique de rendre les traitements plus accessibles pour améliorer la santé des personnes séropositives ;
- 95 % des personnes sous traitement doivent atteindre une charge virale indétectable ce qui élimine le risque de transmission du VIH.
Alors, où en était la France en 2022 ?
- 94 % des PVVIH connaissaient leur statut sérologique en France en 2022, soit 166 300 sur un total de 177 056 PVVIH (d’après Santé publique France, le nombre de personnes vivant avec le VIH en France ignorant leur séropositivité a été estimé à 10 756) ;
- 97 % des PVVIH diagnostiquées en France étaient sous traitement, soit 161 477 personnes ;
- 97 % des PVVIH diagnostiquées et traitées avaient une charge virale indétectable (inférieure à 200 copies/Ml), soit 156 149 personnes.
Comment interpréter cette nouvelle cascade ?
Si nous pouvons nous réjouir de frôler désormais les 3 X 95 à un petit pour cent près pour le premier objectif, la prudence reste de mise. La révision récente par Santé publique France de l’épidémie non diagnostiquée (nous sommes passés de 24 700 personnes ignorant leur séropositivité à 10 700) explique cette évolution. C’est un changement de méthode de calcul qui a cet effet, ce qui n’est pas une baisse, ni un renversement brutal de la dynamique épidémique. Cela ne veut pas dire non plus que l’épidémie serait quasi terminée. Le 11 octobre dernier, Santé publique France (SpF) a communiqué les chiffres de l’épidémie de VIH et concernant les IST en France. SpF estime que 3 650 personnes ont été infectées par le VIH en 2023, chez nous. Cette même année, près de 5 500 personnes ont découvert leur séropositivité, sachant qu’elles ont été infectées pour la moitié d’entre-elles, plus de deux ans auparavant (voir notre article à ce sujet). Qu’on se le (re)dise : l’épidémie de VIH n’est pas terminée en France et une réflexion permanente est en cours au sein de la Stratégie nationale de santé sexuelle et de la communauté VIH sur les conditions de l’élimination de l’épidémie de VIH
(Remerciements à Franck Barbier, responsable du Pôle Parcours et programmes nationaux à AIDES pour son éclairage).
Cascade des 3 X 95 © Dre Sophie Grabar
La fin du sida ne peut pas se faire sans les personnes séropositives
Une des tables rondes de la journée posait une question cruciale : « La lutte contre le VIH est-elle de plus en plus invisibilisée ? ». Parmi les intervenants-es, Gabriel Girard, sociologue de la santé à l’Inserm et expert de la santé sexuelle des hommes gays/bis. Le sociologue est revenu sur un sujet qui occupe beaucoup les esprits ces dernières années : Les enjeux de l'élargissement de la lutte contre le VIH au champ de la santé sexuelle. Gabriel Girard a reposé le contexte de ces 25 dernières années. Les années 2000 qu’il qualifie de « post crise du sida » dans les pays du Nord depuis l’arrivée des traitements efficaces (trithérapies) en 1996. Des messages de prévention qui changent avec beaucoup de messages fondés sur la peur. Une période très clivante et conflictuelle dans le milieu communautaire LGBT/VIH. De fortes tensions naissent, notamment entre AIDES et Act Up-Paris. Cette dernière prône le tout capote, tandis que AIDES promeut des stratégies de réduction des risques sexuels complémentaires et alternatives au dogme du préservatif comme unique stratégie de prévention. Le sociologue souligne aussi l’ampleur du trauma de tous les décès liés au sida. Les années 2010 sont marquées par une double révolution : l’avènement de I = I et de la Prep et avec ces deux nouveaux outils, une mobilisation forte des communautés. Mais cette décennie voit aussi naitre une institutionnalisation de la santé sexuelle et la fin des plans de lutte spécifiques au VIH. Dans ce contexte, « de quelle invisibilité parlons-nous ? », interroge le sociologue.
Pour Gabriel Girard, les évolutions de ces 10-15 dernières années traduisent la consolidation de l’agenda de « fin de l’épidémie ». Mais dans un monde « sans sida », que deviennent les personnes vivant avec le VIH ? Pour le sociologue, la « fin du sida » porte, en elle, des espoirs et des ambiguïtés. L’espoir d’en finir avec les nouvelles transmissions et d’abaisser le niveau de stigmatisation. Et parallèlement, de réelles difficultés à promouvoir I = I et une absence globale de prise en compte du vécu et de la santé mentale des personnes qui vivent (et qui vieillissent) avec le VIH. Comment faire pour (re)visibiliser les PVVIH ? Gabriel Girard propose plusieurs pistes et identifie plusieurs besoins :
- créer des espaces de débats et de partages d’expériences ;
- remobiliser les pouvoirs publics sur le VIH ;
- créer un mouvement interassociatif de la promotion de la santé sexuelle ou encore lancer un programme de recherche ambitieux sur la santé sexuelle et la santé mentale des PVVIH.
Enfin, last but not least, le sociologue insiste sur le grand besoin qu’il y a à collecter et conserver l’histoire et la mémoire des personnes vivant avec le VIH. En d’autres mots, la fin du sida ne pourra se faire sans les personnes séropositives.
Gabriel Girard (© Fred Lebreton)
Les PVVIH d’aujourd’hui invisibles dans les films et séries
La table ronde suivante animée par Christophe Martet (président de Vers Paris sans sida) était l’occasion de donner les points de vue de plusieurs experts-es sur la question : « L’infection au VIH est-elle une infection comme une autre ? ».
Didier Roth-Bettoni, grand spécialiste des cultures LGBT+ et auteur d’un livre-phare sur la place du sida dans le cinéma (Les Années sida à l'écran, éditions ErosOnyx, 2017) a rappelé que le sida était la seule maladie qui a généré une forme artistique très spécifique : la création à partir de soi. Cette forme artistique a atteint son pic pendant la période dite des « années sida » — 1981 à 1996 — avec une mobilisation artistique qui reflétait à la fois une forme de témoignage et un combat contre la stigmatisation et l’invisibilisation. La plupart des films qui abordent la question du VIH/sida y compris les films récents se passent pendant cette période des « années sida ». Parmi les films marquants, citons Philadelphia (1993), The Normal Heart (2014) 120 Battements par minute (2017), Plaire, aimer et courir vite (2018) ou encore, plus récemment, Vivre, Mourir, Renaitre (2024). Pourquoi ce retour aux « années sida » ? « Pour deux raisons, a expliqué le journaliste et critique. À la fois, la capacité pour celles et ceux qui ont vécu cette période de pouvoir à nouveau s’y confronter et puis le fait que la société soit prête à entendre cette histoire. Le sida est tellement éloigné de la vie quotidienne des gens aujourd’hui que cela fait sens de revenir sur cette période avec le recul du temps, presque comme un fait historique ». Ce devoir de mémoire sur les années sida est-il compatible avec un devoir d’information sur la nouvelle génération I = I et Prep ? Pour Didier Roth-Bettoni, il sera compliqué de faire des œuvres marquantes sur une maladie devenue chronique. « Outre la dramaturgie, d’un point de vue purement cinématographique, les stigmates physiques du sida ont marqué ces œuvres. Dans Philadelphia, la scène où Tom Hanks ouvre sa chemise en plein tribunal et montre ses taches de Kaposi est une scène d’une puissance visuelle et dramatique très importante. Elle a tétanisé une génération entière. Un des seuls films récents à avoir abordé le VIH d’un point de vie contemporain c’est Théo et Hugo dans le même bateau, il n’y a rien eu depuis à ma connaissance », a conclu Didier Roth-Bettoni.
Si le cinéma ne s’intéresse pas à la vie actuelle des PVVIH, il faut donc se tourner vers les séries TV pour y voir une évocation (timide) de la réalité des PVVIH aujourd’hui. Par exemple, la Prep et I = I sont mentionnés dans un épisode de la série Sex Education. Par ailleurs, dans l’épisode quatre de la saison huit de Skam France, une jeune femme annonce sa séropositivité et, miracle, ce n’est pas un drame ! Toujours est-il que la plupart des grandes séries récentes qui parlent du VIH/sida se passent pendant les années sida (It’s a Sin, Pose ou encore When We Rise). Comme chaque année, la Glaad (Gay & Lesbian Alliance Against Defamation – une association américaine de veille médiatique œuvrant à dénoncer les discriminations et les attaques à l’encontre des personnes LGBT dans les médias) a publié l’étude « Where We Are on TV », qui analyse la représentation des personnages LGBT+ dans les fictions américaines. Signe inquiétant, le volet 2024 de cette étude montre qu’un seul personnage LGBT+ vivant avec le VIH a été représenté dans une série télévisée scénarisée en prime time [la série Fellow Travelers, sur la chaine Showtime] durant la saison 2023-2024. L’étude montre également une baisse significative du nombre d’Américains-es ayant vu des personnes vivant avec le VIH dans des émissions de télévision ou des films, passant de 39 % en 2023 à 35 % en 2024. Voir des histoires de personnes vivant avec le VIH augmenterait de 15 % la facilité des gens à interagir avec des personnes séropositives dans divers contextes de la vie quotidienne, selon le rapport. CQFD.
Christophe Martet et Didier Roth-Bettoni (© Fred Lebreton)
« C’est la seule infection qui envoie des personnes en prison »
Charlotte Pezeril est anthropologue et directrice de l'Observatoire du sida et des sexualités de l'Université Saint-Louis de Bruxelles. Ses recherches portent sur les processus de stigmatisation et de discrimination des personnes vivant avec le VIH en Belgique. Dans sa présentation, la chercheuse a expliqué comment le poids du secret pouvait impacter la vie d’une personne vivant avec le VIH. Malgré les progrès thérapeutiques, le diagnostic reste un moment traumatisant dans la vie d’une PVVIH. Pour l’anthropologue, l’invisibilité des PVVIH participe à cette stigmatisation. Dans son travail de recherche, Charlotte Pezeril a pu observer que les femmes afrodescendantes séropositives étaient les plus invisibilisées. Les discriminations dans cette population sont souvent sous-estimées et intersectionnelles (couleur de peau, orientation sexuelle, âge). L’anthropologue pointe un paradoxe inquiétant en Belgique. Alors que le Tasp devenait un consensus scientifique mondial, des cas de pénalisation du VIH se sont répétés en Belgique dans les années 2010. Elle cite le cas édifiant, en 2017, d’un Brésilien, sans papier, gay, travailleur du sexe (TDS) et séropositif, qui a été condamné à huit mois de prison ferme pour « exposition au risque de transmission ». L’acte sexuel entre ce TDS et son client était consenti et il n’y a pas eu de transmission du VIH, mais les avocats ne se sont pas du tout intéressés à sa charge virale... « C’est la seule infection qui envoie des personnes au prison », déplore Charlotte Pezeril.
« À un moment, le silence n’était plus possible et la visibilité n’était plus un choix »
Yves Ferrarini, secrétaire au conseil d’administration d’Actions Traitements, est revenu sur la place des PVVIH dans les associations. Pour ce militant de longue date, nous sommes « dans une histoire qui n’a plus rien à voir avec le drame des années sida ». Pour autant, le vécu des discriminations liées au VIH en fait une maladie à part. Le militant rappelle que l’association Actions Traitements met un point d’honneur à ce que les PVVIH soient présentes dans toutes ses instances. « En interne, certaines personnes en parlent [de leur vie avec le VIH, ndlr] et parfois, elles ne veulent pas en parler. Nous accompagnons plus de 200 personnes, dont certaines en situation de grande précarité », souligne le militant. Et Yves Ferrarini de rappeler que la visibilité est aussi un outil politique pour nos luttes : « À un moment, le silence n’était plus possible et la visibilité n’était plus un choix. Il fallait parler pour vivre. Je pense qu’il y a moins de visibilité aujourd’hui car, parfois, ne pas le dire est une stratégie pour se préserver ». Mais cette stratégie de préservation n’est pas sans risque et le militant rappelle la charge mentale que représente le fait de garder pour soi, voire de dissimuler ou encore de construire une autre réalité. « Quelle énergie pour être quelqu’un d’autre, c’est épuisant. »
Yves Ferrarini (© Fred Lebreton)
Lire la seconde partie de cet article (lundi 18 novembre 2024)