To die in Paris : les militants-es se meurent pour les étrangers malades
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Militer est fort en émotion. L’action de ce mardi 3 mai devant le Sénat n’a pas dérogé à cette règle. Des préparatifs secrets à la chaleur du macadam, debout scandant des slogans ou allongé sur l’asphalte, le militant passe par une pléiade de sentiments. Récit personnel d’un acte militant qui veut dénoncer un texte assassin, faire résonner les sifflets au nom des droits des étrangers malades.
Pas de mail, pas d’appel. D’emblée, le ton est donné. L’élaboration de cette action "secrète" devra se faire en catimini. La première réunion d’annonce, faite seulement quatre jours avant le dit "day", fait salle comble. La tension y est palpable. Au final, peu de détails concrets sur l’opération, pour ne pas éventer l’effet de surprise. Il faut prendre un maximum de précaution. Chez les organisateurs, une grande prudence s’est installée, face à une éventuelle écoute. "On peut nous surveiller" prévient l’un d’eux. Certes, l’action prévue est faite sans autorisation et la venue des personnes soumises à conditions. Venir manifester alors que l’on est en situation irrégulière serait dangereux. Aussi, les personnes séropositives sont invitées à prévoir leur traitement, si interpellation il y a. Une certaine inquiétude pourrait alors émerger, mais une grande partie des personnes réunies se porte volontaire. Je me sens alors fier d’en être, gonflé de courage pour braver ma peur, et les forces de l’ordre bien sur. Rendez-vous nous est donné le jour de l’action, pour le briefing matinal.
Quatre jours, c’est bien assez pour cogiter, essayer d’imaginer en quoi va consister l’événement. Tout passe par la tête, de la simple marche à "l’affrontement" avec la police. Une "masturbation intellectuelle" jouissive, portant vers le moment tant attendu. La veille, l’excitation se mêle à la peur, le risque à l’envie. Renoncer est encore possible, mais pourrais-je alors me regarder dans une glace ? L’essence même de l’engagement réside dans ces actions chocs, véritable caisse de résonnance pour dénoncer les politiques et mener nos combats. Cette désobéissance civile n’est pas vaine, malgré le faible espoir de voir la majorité prendre acte de nos revendications. Un espoir de fou, peut être, mais un espoir qui me donne force et vie pour dénoncer la mort. Celle qui guette les étrangers malades, exclus et inaudibles, quand les mégaphones ne viennent pas hurler leur désarroi.
Comme pressenti, la nuit précédent ce qui est encore l’inconnu est courte, très courte. Petit déjeuner inexistant, l’appétit à l’abonné absent. A 8h30, c’est près de quatre-vingts militants, Act Up-Paris et AIDES réunis, qui écoutent studieusement les consignes. Voilà le plan. Une camionnette faisant office de corbillard stoppera sa course devant les portes du Sénat. En sortira un groupe commando de huit personnes chargées d’établir le périmètre de sécurité, à l’aide de cordes. Le reste de la troupe s’y engouffrera pour faire face à la banderole, exprimant sa colère de manière bruyante, à l’aide de pancartes et sifflets. Après quelques slogans, nous nous coucherons sur le bitume, symbolisant ainsi la mort réservée, si la loi est définitivement adoptée, aux malades potentiellement expulsables. Grosse pression en perspective ! Par petits groupes, les protagonistes en tenue de deuil se rendent sur la place Saint-Sulpice, non loin du "lieu du délit". Au signal, nous convergeons tous vers le Sénat, l’air le plus dégagé possible. Certains affirment que les "RG" (aujourd’hui ils appartiennent à la Direction centrale du renseignement intérieur ndlr) nous ont déjà repérés. Mais pas question de faire marche arrière. A quelques secondes du début du "die in" (action de s’allonger sur le sol durant une manifestation ndlr), mon cœur joue du tambour et ma gorge se noue. C’est parti !
Premier soulagement, les forces de police sont complètement prises au dépourvu. En quelques instants, l’intersection rue Tournon/rue de Vaugirard est bloquée, au grand dam des automobilistes. "Malades expulsés, malades assassinés" et d’autres slogans sont lancés par la foule devant les badauds quelque peu interloqués. Puis chacun s’allonge sur le bitume, linceul du jour, marquant ici la mort symbolique de près de 28 000 étrangers malades. Les forces de police sont étonnamment longues à venir encercler le groupe. En nombre, mais plutôt détendus, les CRS se mettent en place. Les journalistes secrètement conviés mitraillent, filment cette foule inerte et silencieuse. Notre volonté d’être visible est comblée. Au sol, les militants, voilette intégrée, attendent d’être délogés. La chaleur ambiante rend le temps encore plus long. Les cigarettes s’allument, les rires fusent, les "morts" parlent ! Une heure passe, puis deux. Enfin, "les paniers à salades" se mettent en place aux abords du rassemblement. Les journalistes encore présents sont exfiltrés. Les dix premiers militants obligent les CRS à les porter. Refusant de rejoindre d’eux-mêmes le bus qui les mènera en garde à vue, ils obligent ces derniers à les déplacer, les trimballer même, dans des positions loufoques. Pour preuve les photos, qui fleurissent déjà sur la toile, grâce à l’utilisation massive des réseaux sociaux. Tout est fait, de manière pacifique, pour ne pas rendre la tache (trop) facile aux forces de l’ordre. Le reste de la troupe se lève et se rend l’air grave vers le car de police, où sont relevées leurs identités. Mais le bon déroulement de l’opération et le temps radieux ne suffisent pas à dissiper un sentiment doux-amer. Le plaisir pris à vivre cet événement de l’intérieur, entouré d’amis militants portant d’une même voix leur revendication reste malgré tout associé à une décision politique, qui risque de condamner à mort plusieurs milliers d’étrangers malades. Ce paradoxe est glaçant. L’ivresse de la désobéissance est alors fugace, presque honteuse. L’ampoule d’adrénaline délivrée s’épuise vite. La course est terminée, le temps a filé. Trois heures qui m’ont semblé ne faire qu’une. La soif et la faim mises de coté reprennent leurs droits. Je commence à bouillir de l’intérieur, en cherchant à retranscrire ce que je viens de vivre. C’était puissant, enthousiasmant par ce soleil, même si les nuages sombres de la CMP (1) menacent déjà.
(1) Ce mercredi 4 mai a vu la Commission mixte paritaire adopter ce projet de la loi, dans ses dispositions les plus dures. Un véritable "acte de décès" pour les étrangers malades, venus en France se faire soigner dignement.
Source : SERONET
Mathieu Brancour